P.Garrigou-Lagrange O.P : Extraits du livre "Le Sauveur et Son Amour pour nous" du chapitre V, L'humilité de Jésus et sa magnanimité.
[...] La sagesse mondaine prétend aussi assez souvent que l'humilité n'est qu'un air de vertu que se donne le faible, le pusillanime, le découragé. L'humilité, pense-t-elle, cache un manque d'intelligence, de savoir-faire et d'énergie. Selon le monde, l'homme avisé et décidé doit savoir ce qu'il vaut pour s'affirmer et s'imposer ; il n'a que faire d'une attitude humble, qui dénoterait en lui un manque de vigueur et de dignité. On confond ainsi humilité et pusillanimité.
Or il se trouve que le Sauveur, le fort par excellence, qui a pu dire à ses disciples : "Ayez confiance, j'ai vaincu le monde" (Jn, XVI,33), Jésus, vrai Dieu, Verbe fait chair, qui pouvait s'imposer à tous par l'ascendant de l'intelligence et du caractère, par sa puissance et par ses miracles, Jésus, l'homme le plus grand par l'esprit et par le cœur qui ait paru sur la terre, vient nous dire : "Recevez mes leçons, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes" (Mt, XII,29). Dieu veut que nous apprenions cette vertu d'effacement par celui dont la grandeur dépasse toutes les grandeurs ici-bas.
C'est qu'en effet pour Notre-Seigneur l'humilité, loin d'être l'indice d'un manque d'intelligence ou d'énergie, provient au contraire d'une très haute connaissance de Dieu et s'allie à une très grande dignité. Si bien qu'un écrivain comme Pascal, voulant montrer comment Jésus est infiniment supérieur à tous les héros et à tous les génies de l'humanité, se contente d'écrire : "Il n'a point donné d'invention, il n'a point régné ; mais il a été humble, patient, saint, saint à Dieu, terrible aux démons, sans aucun péché ! Oh ! qu'il est venu en une prodigieuse magnificence aux yeux du cœur et qui voient la Sagesse !" (Pensées) [...]
L'union en Jésus de l'humilité et de la magnanimité
Plus qu'aucune créature, Jésus dès ici-bas, en sa sainte âme, a connu la grandeur de Dieu, l'infirmité de l'homme et la gravité du péché qu'il venait réparer. C'est pourquoi plus que personne il a été humble. Cette humilité, loin de cacher un manque d'intelligence et d'énergie, était le signe de la contemplation la plus haute, et la condition d'une force spirituelle unique. Aussi s'unissait-elle à la plus parfaite dignité, à la magnanimité surnaturelle la plus haute, qui fait tendre, comme il convient, vers de grandes choses, fallût-il traverser toutes les épreuves et toutes les humiliations.
Ces deux vertus en apparence opposées, l'humilité et la magnanimité, sont connexes, elles se prêtent un mutuel appui comme les deux arcs d'une ogive. Elles grandissent ensemble : nul n'est profondément humble s'il n'est pas magnanime, et nul n'est vraiment magnanime sans une grande humilité [1].
On trouve admirablement unis dans la physionomie spirituelle du Sauveur les traits de ces deux vertus.
Rappelons-nous le portrait du magnanisme tracé par saint Thomas qui perfectionne l'esquisse d'Aristote.
Le magnanime ne cherche que les grandes choses digne d'honneur, mais il estime que les honneurs eux-mêmes ne sont presque rien. Il ne redoute pas le mépris, s'il faut le supporter pour une grande cause. Le succès ne l'exalte pas, et l'insuccès ne peut l'abattre. Les biens extérieurs sont pour lui peu de chose, il ne s'attriste pas outre mesure de les perdre. Le magnanime donne largement à tous ce qu'il peut donner. Il est véridique et ne fait aucun cas de l'opinion dès qu'elle s'oppose à la vérité, si formidable qu'elle puisse devenir. Il est prêt à mourir pour la vérité.
Cette grandeur d'âme, qui se trouve chez tous les saints, intimement unie à leur profonde humilité, se trouvait éminemment en Jésus [2]. Et jamais il ne fut plus grand que pendant la Passion, à l'heure des dernières humiliations. Rappelons-nous sa réponse à Pilate, qui lui demande s'il est roi : "Mon royaume n'est pas de ce monde ... Tu le dis, je suis roi ... Je suis né et venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité : quiconque est de la vérité écoute ma voix" (Jn, XVIII, 36-38).
Ces deux vertus d'humilité et de magnanimité sont toujours unies dans la vie du Sauveur.
Il a voulu naître dans la condition la plus humble, bien qu'il fût d'une race royale. [...]
[1] CF.Saint Thomas. L'humilité empêche la présomption et l'orgueil ; la magnanimité nous affermit contre le découragement. L'humilité nous incline devant Dieu et devant ce qu'il y a de Dieu en notre prochain ; la magnanimité nous porte à de grandes choses, à celles que le Seigneur veut que nous accomplissions, fallut-il encourir la réprobation des hommes. C'est ce qu'entrevoyait le poète Alfred de Vigny, lorsqu'il disait : "L'honneur est la poésie du devoir", et qu'il écrivait Servitude et Grandeur militaires, en rappelant l'héroïsme souvent caché des meilleurs soldats.
[2] Dans les saints les plus magnanimes, comme saint Paul, nous découvrons une profonde humilité, et dans les plus humbles, comme chez Vincent de Paul, une haute magnanimité.