Père Garrigou-Lagrange : Extrait du livre Les trois âges de la vie intérieure, tome 1, pp. 337 et suivantes
Parmi les grands moyens de sanctification offerts à tous, il faut compter la lecture spirituelle, celle surtout de la sainte Écriture, celle des ouvrages des maîtres de la vie intérieure et celle de la vie des saints. C’est ce dont nous parlerons en ce chapitre, en notant quelles sont les dispositions nécessaires pour profiter de cette lecture.
L’Écriture sainte et la vie de l’âme
Tandis que l’erreur, l’hérésie, l’immoralité proviennent souvent de l’influence des livres mauvais, comme le dit saint Ambroise, « la lecture des saintes Lettres est la vie de l’âme ; le Seigneur le déclare lui-même quand il dit : Les paroles que je vous ai adressées sont esprit et vie (Jean, VI, 63) ».
C’est cette lecture qui prépara saint Augustin à revenir à Dieu lorsqu’il entendit les paroles : Tolle et lege ; un passage des Épîtres de saint Paul (Rom. XIII, 13) lui donna la lumière décisive qui l’arracha au péché et le porta à se convertir.
Saint Jérôme, dans une lettre à Eustochium, raconte comment il fut conduit par une très grande grâce à la lecture assidue de l’Écriture. C’était à l’époque où il commençait à mener la vie monastique près d’Antioche ; l’élégance des auteurs profanes lui plaisait encore beaucoup, il lisait de préférence les œuvres de Cicéron, de Virgile, de Plaute. Il reçut alors cette grâce : pendant son sommeil, il se vit comme transporté au tribunal de Dieu, qui lui demanda sévèrement qui il était. « Je suis chrétien », répondit-il. « Tu mens, lui dit le souverain Juge, tu es cicéronien ; car là où est ton trésor, là est ton cœur. » Et l’ordre fut donné de le flageller. « Je sentis bien à mon réveil, écrit saint Jérôme, que cela était plus qu’un songe, c’était une réalité, puisque je portais sur les épaules les marques des coups de fouets que j’avais reçus. Depuis ce temps-là j’ai lu les saintes Écritures avec plus d’ardeur que je ne lisais auparavant les livres profanes. » — On comprend dès lors pourquoi, dans une autre lettre à Eustochium, il lui dit : « Que le sommeil ne vous surprenne qu’en lisant, et ne vous endormez que sur l’Écriture sainte. »
Dans quel livre, en effet, peut-on mieux puiser la vie que dans l’Écriture, dont Dieu est l’auteur ? Surtout l’Évangile, les paroles du Sauveur, les faits de sa vie cachée, de sa vie apostolique, de sa vie douloureuse, doivent être l’enseignement vivant auquel il faut toujours revenir. Jésus sait rendre les choses les plus hautes, les plus divines, accessibles à tous, par la simplicité avec laquelle il parle. Et sa parole ne reste pas abstraite et théorique, elle porte immédiatement à la véritable humilité, à l’amour de Dieu et du prochain. On sent à chaque mot qu’il ne cherche que la gloire de Celui qui l’a envoyé et le bien des âmes. Il faut toujours revenir au Sermon sur la montagne en saint Matthieu (V-VII) et aux discours après la Cène en saint Jean (XII-XVIII).
Si nous lisons dans les dispositions voulues, avec humilité foi et amour, ces paroles divines, qui sont esprit et vie, elles contiennent pour nous une grâce spéciale qui nous porte chaque jour davantage à l’imitation des vertus du Sauveur, de sa douceur, de sa patience, de son amour héroïque sur la croix. Voilà bien, avec l’Eucharistie, la vraie nourriture des saints : la parole de Dieu, transmise par son Fils unique, le Verbe fait chair. Sous l’écorce de la lettre, il y a là la pensée vivante de Dieu, que les dons d’intelligence et de sagesse, si nous sommes dociles, nous feront de mieux en mieux pénétrer et goûter.
Après l’Évangile, rien de plus nourrissant que le premier commentaire qui en a été écrit sous l’inspiration divine : les Actes des Apôtres et les Épîtres. Ce sont les enseignements du Sauveur vécus par ses premiers disciples chargés de nous former, enseignements expliqués et adaptés aux besoins des fidèles. C’est, dans les Actes, la vie héroïque de l’Église naissante, sa diffusion au milieu des plus grandes difficultés, leçon de confiance, de vaillance, de fidélité et d’abandon.
Où trouver des pages plus profondes et plus vivantes que dans les Épîtres, sur la personne et l’œuvre du Christ (Coloss. I), sur la splendeur de la vie de l’Église et l’immensité de l’amour du Sauveur pour elle (Ephés., I-III), sur la justification par la foi au Christ (Rom., I-XI), sur le sacerdoce éternel de Jésus (Hébr., I-IX) ?
Et si l’on pense à la partie morale des Épîtres, où lire des exhortations plus pressantes à la charité, aux devoirs d’état, à la persévérance, à la patience héroïque, à la sainteté, et des règles de conduite plus sûres à l’égard de tous, supérieurs, égaux, inférieurs, à l’égard des faibles, des coupables, des faux docteurs ? Où sont plus vivement exprimés les devoirs de tous les chrétiens à l’égard de l’Église ? (I Petr., IV, V)
Il est aussi des parties de l’Ancien Testament que tout chrétien doit connaître, en particulier les Psaumes, qui restent la prière de l’Église dans l’Office divin : prière d’adoration réparatrice pour le pécheur contrit et humilié, de supplication ardente et d’action de grâces. Les âmes intérieures doivent lire aussi les pages les plus belles des Prophètes, que la liturgie de l’Avent et du Carême remet sous nos yeux, et, dans les livres sapientiaux les exhortations de la Sagesse incréée à la pratique des principaux devoirs envers Dieu et le prochain.
En relisant sans cesse avec respect et avec amour l’Écriture, surtout l’Évangile, on y trouvera toujours de nouvelles lumières et une nouvelle force. Dieu a mis dans sa parole une vertu inépuisable, et lorsque, à la fin de la vie, après avoir beaucoup lu, on est fatigué de presque tous les livres, c’est à l’Évangile qu’on revient, comme au véritable prélude de la lumière qui éclaire les âmes dans l’éternelle vie.
Les œuvres spirituelles des saints
Après la lecture de l’Écriture, celle des écrits spirituels des saints éclairent beaucoup l’âme et la réchauffent, parce que bien qu’ils n’aient pas été composés sous l’inspiration infaillible, ils l’ont été avec les lumières et l’onction du Saint-Esprit.
Il n’est pas permis d’ignorer les principales œuvres spirituelles de saint Augustin, de saint Jérôme, de Cassien, de saint Léon, de saint Benoît, de saint Grégoire le Grand, de saint Basile, de saint Jean Chrysostome et de Denys, de saint Maxime le Confesseur, de saint Anselme et de saint Bernard.
Il est grandement utile aussi de connaître ce qui touche le plus la vie intérieure dans les écrits de Richard de Saint-Victor, d’Hugues de Saint-Cher, de saint Albert le Grand, de saint Thomas d’Aquin, de saint Bonaventure.
On revient toujours avec profit au Dialogue de sainte Catherine de Sienne, aux ouvrages de Tauler, du bx Henri Suzo, de la bse Angèle de Foligno, du bx Jean Ruysbroeck, de Thomas a Kempis, l’auteur probable de l’Imitation.
Parmi les auteurs spirituels modernes, il convient de lire Louis de Blois, le franciscain François d’Osuna, dont le livre servit de guide à sainte Thérèse, saint Ignace de Loyola, les œuvres de sainte Thérèse, de saint Jean de la Croix, de saint François de Sales, de saint Jean Eudes.
On doit conseiller enfin les écrits spirituels de Bossuet, ceux des dominicains Louis de Grenade, Chardon, Piny, Massoulié, ceux des jésuites L. Dupont, Lallemant, Surin, de Caussade, Grou, les ouvrages des écrivains de l’école française du XVIIe siècle, de Bérulle, de Condren, du P. Bourgoing, de saint Vincent de Paul, de M. Olier, du vénérable Boudon, ceux du bx Grignion de Montfort, de saint Alphonse de Liguori. Nous ne parlons pas des auteurs plus récents dont les principaux sont connus de tous.
Les Vies de saints
À la lecture des livres de doctrine spirituelle, il faut joindre celle des Vies de saints, qui contiennent des exemples entraînants, toujours admirables, souvent imitables. C’est ce qu’ont fait dans des circonstances souvent très difficiles des hommes et des femmes qui avaient la même nature que nous, qui ont eu au début leurs faiblesses et leurs défauts, mais en qui la grâce et la charité ont de plus en plus dominé la nature, en la guérissant, l’élevant, la vivifiant. C’est en eux surtout qu’on voit le vrai sens et la portée du principe : « La grâce ne détruit pas la nature (en ce qu’elle a de bon), mais la perfectionne. » En eux, surtout au terme des voies purgative et illuminative, on voit ce qu’est dans la vie d’union la véritable harmonie de la nature et de la grâce, prélude normal de l’éternelle béatitude.
En ces Vies, il faut surtout chercher ce qu’il y a d’imitable, et dans ce qu’il y a d’extraordinaire, il faut voir un signe divin qui nous est donné pour nous tirer de notre somnolence et nous faire voir ce qu’il y a de plus profond et de plus haut dans une vie chrétienne ordinaire, lorsque l’âme est vraiment docile au Saint-Esprit. Les douleurs des stigmatisés nous rappellent ainsi ce que doit être pour nous la Passion du Sauveur et comment nous devrions dire un peu mieux chaque jour, à la fin des stations du Chemin de Croix : « Sancta Mater, istud agas, Crucifixi fige plagas cordi meo valide. Sainte Mère de Dieu, imprimez fortement en mon cœur les plaies de votre Fils crucifié. » — La grâce extraordinaire qui a permis à plusieurs saints, comme à sainte Catherine de Sienne, de boire à longs traits à la plaie du Cœur de Jésus doit nous rappeler ce que devrait être pour nous la communion fervente, et comment chacune de nos communions devrait être substantiellement plus fervente que la précédente, en notre ascension vers Dieu.
Les exemples des saints, leur humilité, leur patience, leur confiance, leur charité débordante, ont plus d’efficacité pour nous faire pratiquer la vertu qu’une doctrine abstraite. « Universalia non movent. » Il importe de lire surtout les Vies de saints écrites par des saints, comme celle de saint François d’Assise écrite par saint Bonaventure, celle de sainte Catherine de Sienne écrite par le bx Raymond de Capoue, son directeur ; celle de sainte Thérèse par elle-même.
Dispositions pour profiter de ces lectures
Une prière bien faite au début nous obtiendra la grâce actuelle pour lire l’Écriture sainte ou les livres spirituels avec esprit de foi, en évitant toute curiosité inutile, la vanité intellectuelle, la tendance à critiquer ce qu’on lit plutôt qu’à en profiter. L’esprit de foi nous fait rechercher Dieu lui-même dans les ouvrages spirituels.
Il faut aussi, avec un désir sincère et vif de la perfection, nous appliquer à nous-mêmes ce que nous lisons, au lieu de nous contenter d’en avoir une connaissance théorique. Alors, même en lisant ce qui concerne « les petites vertus », comme dit saint François de Sales, on recueille un très grand profit, car toutes les vertus sont connexes avec la plus haute de toutes, la charité. Il est bon aussi pour des âmes avancées de relire quelquefois ce qui convient aux commençants ; elles le reverront sous une lumière supérieure et seront étonnées de tout ce qui s’y trouve virtuellement contenu, comme dans les premières lignes d’un petit catéchisme sur le motif pour lequel nous avons été créés et mis au monde : « Pour connaître Dieu, l’aimer, le servir, et obtenir ainsi la vie éternelle. »
De même il est bon que les commençants, sans vouloir brûler les étapes et aller plus vite que la grâce, entrevoient toute l’élévation de la perfection chrétienne. Car la fin à atteindre, qui est dernière dans l’ordre d’exécution est première dans l’ordre d’intention ou de désir. Il faut dès le début vouloir atteindre la sainteté, car tous nous sommes appelés à cette sainteté, qui nous permettrait d’entrer au ciel si tôt après notre mort ; nul, en effet, ne fera du purgatoire que pour des fautes qu’il aurait pu éviter.
Si commençants et avancés ont vraiment le vif désir de se sanctifier, ils trouveront dans la Sainte Écriture et les ouvrages spirituels des saints ce qui leur convient ; ils entendront, en lisant, l’enseignement du Maître intérieur. Pour cela, il faut lire lentement, et non pas dévorer des livres ; il faut se pénétrer de ce qu’on lit. Et alors la lecture spirituelle se transforme peu à peu en oraison, en conversation intime avec l’Hôte intérieur.
[Saint Benoît (Règle, c. 48) dit que la lectio ainsi faite est le premier degré de la série ascendante « Lectio, cogitatio, studium, meditatio, oratio, contemplatio. » Cf. Dom Delatte, Commentaire de la Règle de saint Benoît, c. 48. Saint Thomas, qui reçut sa première formation des Bénédictins, a conservé cette gradation qui s’achève dans la contemplation : lectio, cogilatio, studium, meditatio, oratio, contemplatio. IIa IIæ q. 18o, a. 3).]
Il convient aussi de relire à quelques années de distance les très bons livres qui nous ont fait déjà beaucoup de bien. La vie est courte : il faudrait se contenter de lire et de relire ce qui porte vraiment la marque de Dieu, et de ne pas perdre son temps à la lecture de choses sans vie et sans valeur. Saint Thomas d’Aquin ne se lassait pas de relire les conférences de Cassien. Combien d’âmes ont grandement gagné à relire souvent l’Imitation ! Mieux vaut se pénétrer profondément d’un seul livre comme celui-là que de lire superficiellement tous les auteurs spirituels.
Il faut de plus, comme le dit saint Bernard, lire avec piété, en cherchant non pas seulement à connaître les choses divines, mais à les goûter. Il est dit en saint Matthieu XXIV, 15 : « Que celui qui lit, comprenne », et demande à Dieu la lumière pour bien entendre. Les disciples d’Emmaüs n’avaient pas entendu le sens des prophéties jusqu’à ce que Notre-Seigneur leur ouvrît l’esprit. C’est pourquoi saint Bernard nous dit : « Oratio lectionem interrumpat, qu’on suspende la lecture pour prier » ; alors vraiment cette lecture sera une nourriture spirituelle et disposera à l’oraison.
Enfin, il faut commencer sans tarder à mettre en pratique ce qu’on lit. Notre-Seigneur dit à la fin du Sermon sur la montagne (Matth., VII, 24) : « Tout homme qui entend ces paroles et les met en pratique ressemble à l’homme sage qui a bâti sa maison sur le roc… Celui qui les entend sans les mettre en pratique ressemble à l’insensé qui bâtit sa maison sur le sable. » « Ce ne sont pas, dit aussi saint Paul, ceux qui écoutent la loi divine qui sont justes devant Dieu, mais ceux qui la pratiquent. Alors la lecture porte des fruits. On lit dans la parabole du semeur : « Une partie de la semence tomba dans la bonne terre, et, ayant levé, elle donna du fruit au centuple… Cela représente ceux qui, ayant entendu la parole de Dieu avec un cœur bon et excellent, la gardent et portent du fruit par la constance. » Selon cette parabole, telle lecture spirituelle peut produire trente pour un, une autre soixante pour un, une autre cent pour un. Telle fut, par exemple, la lecture que fit Augustin lorsqu’il entendit les paroles : Tolle, lege ; il ouvrit les Épîtres de saint Paul, qui se trouvaient sur une table, et il y lut ces mots (Rom., XIII, 13) : « Ne vous laissez point aller aux excès de table et du vin, à la luxure et à l’impudicité, aux querelles et aux jalousies. Mais revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ. » Dès lors, son cœur fut changé, il se retira quelque temps dans la solitude et se fit inscrire pour le baptême. Ce fut véritablement le centuple, dont ensuite des milliers d’âmes ont vécu.